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samedi 14 décembre 2013

Mésaventure en bateau


J'ai fait moulte fois la Gironde en bateau, pour aller de Bordeaux à Royan ou l'inverse. Ce n'est qu'après être sorti de l'estuaire que l'on est vraiment en mer. La Gironde se divise en deux zones : de Bordeaux à Pauillac, où l'on a encore l'impression d'un fleuve, puis de Pauillac à la mer où la largeur peut dépasser 10 km. En réalité on est encore sur la Garonne jusqu'au Bec d'Ambès, où elle rencontre la Dordogne. La Gironde démarre à la rencontre de ces deux fleuves. Cela fait une centaine de kilomètres depuis Bordeaux.
En voilier, on doit tenir compte du courant. Il y a le courant descendant, naturel, du cours d'eau qui rejoint la mer, et la marée montante qui se fait sentir très en amont vue la taille énorme de cet estuaire.
Autant dire qu'il est impossible de naviguer contre le courant, sauf vent très favorable. Ainsi j'ai toujours fait la Gironde en deux marées, descendantes pour aller vers le nord, montantes pour venir à Bordeaux. En général on est au près pour descendre la Gironde, ce qui oblige à tirer des bords, et vent arrière dans l'autre sens.                                                              
Au mois d'aout dernier, je quitte Port Médoc le matin avec un tout petit temps. Je me fais dépasser par quelques bateaux qui eux marchent au moteur. Il fait beau, mais le vent est quasiment absent. Ce n'est qu'en fin de matinée qu'il se fait sentir. Du coup je me dis que je peux mettre le spi (spinnaker), cette grande voile ballon, qui permet d'aller plus vite aux allures proches du vent arrière. Naviguant seul, il me faut un temps de préparation pour tout installer, surtout que je n'ai pas de pilote automatique. Je bloque la barre avec des bouts, de façon à avoir les mains libres. Le spi est un peu technique à mettre en place et à gérer. Je la mets quand il n'y a pas trop de vent, car il vaut mieux être deux ou trois pour manœuvrer le bateau sous spi, surtout si le vent est changeant ou forcit. Je mets donc cette voile quand il n'y a pas trop de vent, disons jusqu'à 15 nœuds environ.
 
                                    le spi quand tout va bien,                       et quand les choses se compliquent...

Tout marche bien, le bateau avance et rattrape le retard que j'avais pris sur la marée. Il faut que j'arrive à Pauillac avant la renverse. Progressivement le vent augmente. Il faut savoir que lorsque l'on est vent arrière on ne se rend pas bien compte de la force du vent, car on a une certaine vitesse déjà, ce qui diminue d'autant l'effet du vent sur nous. Avant d'arriver à Pauillac, la renverse s'est faite, mais vu le vent je navigue assez vite contre le courant. Au lieu de m'arrêter, je décide de continuer pour voir jusqu'où je pourrais aller contre le courant. La Gironde est suffisamment protégée pour ne pas développer de vagues trop grosses. Là je les ai avec moi, ça va bien. Je garde le spi pour conserver la vitesse, je surfe même parfois. Je n'ai jamais conservé le spi avec cette force de vent, et je dois être extrêmement vigilant à la barre. Le danger est de partir au lof et de rendre le bateau incontrôlable. C'est à dire que le vent se prend dans la voile et le fait virer (pour faire simple), le bateau se met alors à giter fort et cela peut devenir plus ou moins dangereux. A un moment je croise un petit cargo. Il me lance un coup de sirène. Je me mets le plus à l'opposé possible dans le chenal et fais très attention.
 
Quelque temps après, le spi s'enroule autour de l'étai, le câble qui tient le mât sur l'avant, et je n'arrive pas à le défaire. Le vent est fort, autour de 25 nœuds, et je ne peux lâcher la barre, alors que le chenal s'est rétréci. Je donne des coups de barre pour essayer de le déployer. Tout d'un coup il se défait tout seul, se regonfle d'un coup, et c'est le fameux départ au lof. Le bateau gite, vire vers le vent et quitte le chenal. Comme la marée descend, il faut absolument que je reste dans le chenal. J'essaie de retenir la voile avec l'écoute (une corde qui sert à le régler). Impossible. Je me dis alors qu'il faut que j'affale pour ne plus être emporté par le spi qui me rend le bateau incontrôlable, surtout étant seul. La drisse me file entre les mains et me brûle les doigts en un quart de seconde. Je suis au niveau du Bec d'Ambès, et je me dis que parti comme c'est je vais m'échouer contre les rochers de la pointe. C'est alors que je constate que le spi ne portant plus, étant en partie tombé à l'eau, je deviens alors dépendant du courant qui me ramène en arrière, alors que je pensais aller vers cette pointe. Ouf, je ne vais pas m'échouer! Je récupère le spi, règle le bateau et remet le cap dans la bonne direction. Dans ce genre de cas, tout se passe à l'instinct, de par l'expérience, sans perdre de temps à réfléchir. Dès que le bateau gite, je me cramponne où je peux, pas le temps d'avoir peur. Les doigts me brûlent, mais j'ai évité le pire. Sous grand voile seule, je remonte encore le courant. Décidément il y a plus de vent que j'imaginais. Je continue. Puis je range tout, et remet une voile à l'avant pour conserver de la vitesse car le courant ne fera qu'augmenter. Petit à petit le vent va diminuer. Je serais obligé de mettre le moteur à la nuit tombante pour arriver à Bordeaux. J'arriverais tard, fatigué, mais content d'avoir fait la Gironde pour la première fois en une seule journée. Un peu de risque, histoire de bien me montrer les limites de la conduite en solitaire sans pilote. Heureusement tout s'est bien terminé.